Mobilité hydrogène : niche véhicules lourds ou avenir des transports ?
Quel avenir pour la mobilité hydrogène dans le monde en 2050 ? Telle était la question d’un petit sondage rapide sur LinkedIn auprès de la communauté qui suit Seiya. Les réponses sont sans doute à l’image d’un public qui s’intéresse de près à l’hydrogène, et sont à l’évidence très contradictoires avec le discours dominant depuis quelques mois. Dans notre sondage, 39% des personnes interrogées considèrent la mobilité hydrogène comme une niche, 29% qu’il constitue une solution comparable à la batterie, et 29% que son avenir serait plus prometteur que celui de la batterie. Sachant que le discours dominant en Europe de l’Ouest actuellement est que la batterie fera tout ou presque, et que l’hydrogène est réservé en mobilité à quelques usages intensifs, principalement en transports lourds, et encore…
Certains même, y compris dans les ministères, avancent maintenant qu’il n’y aura pas besoin du tout d’hydrogène dans la mobilité. Ils sont peut-être sensibles au mirage continu des batteries miraculeuses toujours plus denses énergétiquement, miracles technologiques annoncés chaque semaine depuis plus de dix ans par des labos en quête de financements. Miracles toujours déceptifs parce que la réalité physique a la dent dure lorsqu’on est à l’asymptote de l’innovation après plusieurs décennies d’investissements en R&D… Mais comment ferait-on, dans l’hypothèse d’une avancée majeure dans la chimie des batteries en matière de densité, pour recharger plus vite qu’aujourd’hui encore plus d’énergie électrique dans un véhicule ? Par quelle magie blanche toute la puissance nécessaire serait soudainement disponible sur les réseaux de transport et de distribution ?
Suggérons à ces « croyants » de prendre langue directement avec des dirigeants d’entreprises de transports lourds pour mesurer à quel point l’idée de flottes de camions électriques à batterie dans un centre logistique relève du fantasme technocratique et économique. Ou bien alors de faire quelques petits calculs sérieux, comme des américains l’ont fait l’an dernier, pour découvrir comment nous mettrions à genoux une centrale nucléaire avec l’appel de puissance instantanée de 400 camions connectés sur des mégas chargeurs dans un secteur alimenté par cette centrale…
Le diable est caché dans les infrastructures réseaux
Car c’est bien là où le bât blesse. Tout un chacun a l’air de croire que la fée électricité est disponible partout, instantanément et en quantité suffisante. En 2050, la mobilité électrique batterie représenterait 10% de la consommation d’énergie électrique en France, pour 36 millions de véhicules. Une énergie que nous serions en capacité de produire à cet horizon, nous dit-on. Mais beaucoup ont l’air d’ignorer ou d’oublier que si les centrales électriques comptabilisent des quantités d’énergie produites, les réseaux électriques eux, pour transporter et distribuer, sont dimensionnés en puissance, pas en énergie.
De plus, la demande de puissance en France (les appels de charge), est principalement concentrée dans le temps, entre 19h et 21h. L’ajout d’appels de puissance très élevés dus à la recharge électrique va renforcer le problème. Les puissances maximales appelées par une infrastructure de recharge de véhicule électrique (IRVE) sont atteintes sur une période réduite : « 30 % des valeurs des puissances les plus élevées représentent souvent seulement 1 à 2 % du temps observé », rapporte une synthèse publiée par Enedis en juillet 2023.
En clair, sans dégrader par la contrainte la promesse commerciale de la puissance nominale à la borne, on met le réseau en danger. La réponse technicienne est de dire : incitons ou obligeons les consommateurs à ne pas recharger pendant ces heures ! Le spécialiste du marketing vous rétorquera que si d’autres choix s’offrent à vous, toute contrainte supplémentaire apportée à l’offre nouvelle réduit la valeur perçue par rapport aux autres offres existantes, et donc diminue la taille de votre marché, comme nous le discuterons plus loin.
Les câbles coûtent cher, et la puissance se traduit directement en diamètre de câble. C’est une réalité physique des conducteurs d’électrons que nous ne savons pas dépasser aujourd’hui sur des réseaux de transport et distribution. Force est de constater que pour transférer de grandes quantités d’énergie en peu de temps, et donc nous parlons ici de la puissance, nous n’avons jamais trouvé mieux jusqu’à présent que les vecteurs liquides ou gazeux.
Puissance, puissance… Le liquide, le gaz, et l’électron
La puissance brute d’une station de combustible liquide, c’est en moyenne la distribution de 3 000 litres/heure, soit en moyenne pondérée essence-diesel environ 28,8 MWh. Imaginons un plein moyen de 50 litres, il faut à peine une minute de transfert, mais environ 6 mn d’immobilisation au total (entre l’arrivée et le départ après paiement), soit en « back to back » 10 pleins par heure, soit 500 litres effectivement distribués sur un foncier de station immobilisé, ce qui équivaut à 4,8 MWh effectivement distribués en une heure. Avec environ 22% de rendement moyen pour un véhicule particulier ou un utilitaire léger, cela fait un peu plus de 1 MWh à la roue.
Pour un plein de véhicule équivalent, avec 5 kg d’hydrogène, quelle que soit la localisation de la station, le temps d’immobilisation total du foncier serait en moyenne de 10 mn en comptant large, pour distribuer 6 pleins par heure, soit 30 kg, soit quasiment 1 MWh distribués, soit à peu près 500 kWh à la roue (déduction faite du rendement pile et du rendement moteur électrique).
Dans le monde de la recharge électrique, imaginer que les stations de recharge soient capables de distribuer en moyenne de manière homogène 100 kW par heure se heurte déjà au mur de la réalité du foisonnement des réseaux électriques, où vous êtes contents quand vous arrivez à obtenir 22 kW réels. Pour pallier le sous-dimensionnement des réseaux, des techniques de hachage de la puissance seront – sont déjà appliquées aux bornes rapides, elles deviennent immédiatement « beaucoup moins rapides », et l’expérience utilisateur devient cruelle (c’est du vécu en ce qui me concerne)… Avec un rendement de 90% en moyenne à la roue, une station de recharge électrique qui délivrerait vraiment 100 kW resterait toujours 5 fois moins efficace qu’une station hydrogène gazeuse (sans parler d’hydrogène liquide, qui arrive dans les camions de Mercedes, et un premier camion chinois avec 1300 km d’autonomie pour 100kg d’H2 liquide…).
Cachez ces coûts que je ne saurais voir
Et encore parlons-nous ici en citoyens d’un pays disposant d’une solide infrastructure électrique… Qui pourtant est insuffisante pour faire face aux nouveaux besoins : au total, entre 2025 et 2040, le gestionnaire national du réseau de transport d’électricité, RTE, évalue ses investissements à 100 milliards d’euros. Ce montant a été évoqué lors du lancement, le 14 mars, de la consultation publique en vue de l’élaboration du nouveau schéma décennal de développement du réseau. Quid des réseaux de distribution, avec Enedis ? Quelle sera finalement la vraie facture, transport et distribution inclus, pour supporter une décarbonation de la mobilité essentiellement basée sur l’électrique batteries, à l’horizon 2050 ?
Réfléchir à l’avenir de la mobilité en se concentrant sur la situation nationale, c’est aussi oublier par exemple que le pays le plus peuplé du monde, l’Inde, utilise des énormes générateurs diesels dans la plupart de ses métropoles pour simplement alimenter les ampoules. Si vous refaites notre petit sondage introductif en Inde, pensez-vous qu’ils répondront que la batterie est l’avenir de la mobilité indienne ? Dans ces conditions, comment peut-on projeter que dans le monde en 2050, 90% des véhicules seront des véhicules à batterie ? Quant à la pertinence environnementale de la mobilité électrique batterie dans un mix de production fortement carboné, il y a suffisamment d’analyses de cycle de vie réalisées qui démontrent son iniquité.
Avec la fonction stockage incluse en bonus, et l’efficacité foncière des stations essence et gaz, c’est à dire le temps d’immobilisation des véhicules par m2 occupé, ne cherchez pas beaucoup plus loin les raisons techniques et économiques du succès du pétrole et du gaz dans l’histoire de la mobilité. Alors non, ce n’est donc pas le rendement la clef du succès. Le rendement n’est qu’un paramètre de coût parmi d’autres.
La théorie et le monde réel
Certes, en théorie, dans un mix électrique très décarboné comme le nôtre, la meilleure façon d’amener un électron à la roue d’un véhicule, c’est bien la batterie, pour une question de rendement. C’est incontestable dans la théorie, mais ce n’est vrai que dans un monde idéal où l’on produirait suffisamment d’électricité bas-carbone sur le territoire français, avec de gigantesques capacités de stockage dans un mix très intermittent. Ce monde idéal serait, surtout, un monde où les réseaux de transport et de distribution seraient dimensionnés pour absorber les appels de puissance de pointe, capables de supporter plein de nouveaux usages électrifiés dans l’industrie, et comprenant 36 à 50 millions de véhicules électriques batteries entre 2050 et 2060 (tous véhicules inclus, du 2 roues jusqu’aux camions).
Sans m’étendre sur l’impossibilité matérielle en termes de ressources minérales dans le monde pour répondre à l’électrification batteries d’un parc mondial de près de 2 milliards de véhicules, ce monde théorique d’une mobilité décarbonée construite sur la technologie batterie n’existera pas pour des raisons de coûts d’infrastructures, et de véhicules dont le tiers au moins de la valeur sera soumis à une pression de marché où la demande dépasserait l’offre en termes de ressources minérales critiques. On nous prédisait des véhicules batteries moins chers que leurs équivalents thermiques dès 2021, ils restent en moyenne 30% plus chers aujourd’hui. Et dès que la manne des aides publiques se tarit, le marché s’effondre.
A Calloo, près d’Anvers, et Zeebruges, sur la côte de la mer du Nord, les immenses parkings peuvent accueillir quelques 130 000 véhicules, mais ils sont désormais trop exigus, envahis de véhicules électriques chinois qui ne s’écoulent pas et restent stationnés depuis parfois plus d’un an. Sur le segment haut de gamme, Tesla commence à toucher les limites de sa niche de marché fortuné, brade ses prix, voit son bénéfice net chuter de 55% au premier trimestre, et projette 14 000 licenciements.
Le vrai décideur, c’est vous, le consommateur
N’est-ce pas tout simplement le mur de la réalité qui rattrape la batterie ? Le mur de la réalité ici, ce n’est pas le rendement physique d’un système, mais la dynamique du marché de la consommation. Le mur de la réalité, c’est celui que vous oppose le consommateur final, celui qui fait le chèque. Un produit-service doit répondre à un besoin, dans des conditions données : techniques, économiques, sociétales, voire comportementales et psychologiques. Elles alimentent les critères de décision d’achat, ce que j’appelle les « attributs de valeur ».
Pour chaque objet de consommation, un panel d’attributs de valeurs, objectifs et subjectifs, conscients et inconscients, déterminent le choix. Il s’agit, par exemple pour un véhicule, de son coût (facial ou de possession), de la sécurité d’usage, de la pérennité et sécurité de l’investissement (valeur de revente), du plaisir d’usage, de la valorisation de l’ego (objet valorisant), de la liberté que procurent l’autonomie et la flexibilité d’usage, de la pertinence environnementale, etc. Pour chaque consommateur-acheteur, qu’il soit particulier ou professionnel, la valeur relative de chaque attribut varie.
Alors évidemment, quand le consommateur a le choix entre plusieurs solutions énergétiques, les nouvelles solutions, dites de substitution, sont comparées en avantages et inconvénients avec les anciennes, parce que les anciennes conditionnent une bonne partie du cadre de référence des attributs de valeur, sauf bien sûr pour une partie des jeunes générations… Mais ce ne sont pas elles qui ont le porte-monnaie garni. Or, dans l’histoire des innovations, il y a une forme de constante pour qu’une solution nouvelle se substitue avec succès à l’ancienne : soit la nouvelle solution est 30% moins chère à services rendus équivalents, soit elle apporte au moins 30% de services supplémentaires à prix équivalent (le prix de la confiance en la nouveauté…).
Les consommateurs ne sont pas idiots. Combien seront prêts à payer 30% plus cher pour 30% de services rendus en moins ? Les acheteurs de Tesla qui privilégient la valeur plaisir et valorisation de l’ego, ou les pro-environnement qui ont les moyens de s’offrir la valeur environnementale. Pour l’immense majorité, et notamment pour les entreprises, les attributs de valeur coût, autonomie et flexibilité d’usage resteront les critères décisifs, dans une équation largement conditionnée par le facteur coût et les contraintes opérationnelles.
Le jour où l’on comparera deux solutions industriellement matures…
Dès lors que les seuils planchers des économies d’échelle de la filière hydrogène seront atteints, les consommateurs compareront les attributs de valeurs entre véhicules électriques batteries et électriques hydrogène. À coût équivalent, autonomie supérieure avec temps de recharge plus court pour le véhicule hydrogène, croyez-vous vraiment que le consommateur choisira la batterie parce que le rendement théorique est meilleur et que soi-disant il n’a besoin que de faire moins de 30 km par jour en moyenne ? Le professionnel du marketing dira : jamais de la vie, et le marché réel lui donnera raison.
Le constructeur de l’automobile le sait aussi, mais il ne vous le dira pas publiquement, parce qu’il a des investissements de court et moyen terme à protéger, ceux qu’il a fallu mettre en œuvre de toute urgence pour redorer une image écornée après le diesel gate, et qu’il ne dispose pas de la longueur financière lui permettant de jouer sur tous les tableaux en même temps. Ou alors il vous dit ce qu’il pense vraiment parce qu’il a les moyens de viser le temps long, et il s’appelle par exemple Akio Toyoda, le CEO de Toyota qui dit publiquement que la batterie représentera moins de 30% du marché mondial à terme.
L’hydrogène, une illusion généralisée ?
Sachant que la technologie existe, qu’elle est déjà fiable, et possède un grand potentiel d’amélioration parce qu’elle n’en est encore qu’à sa phase infantile, comparée à plus de 30 ans d’investissement massif dans les technologies batteries, la question principale est donc en réalité de savoir s’il existera réellement une filière économique de l’hydrogène viable, à une échelle de massification telle qu’elle jouera un rôle majeur dans l’avenir énergétique, et qu’elle représentera une part majoritaire de l’avenir des transports. Pour moi, la question n’est même plus de savoir si… mais de savoir quand, dans quelles conditions, à quelle vitesse.
Comme le rappelle Mikaa Blugeon-Mered, spécialiste de la géopolitique de l’hydrogène, fin 2023, 120 pays dans le monde ont produit ou sont en train de développer des stratégies, feuilles de route ou participent à des initiatives hydrogène significatives, représentant 90,6% de la population mondiale et 94% des émissions de GES. L’Europe et ses principaux pays au premier chef. Il y a de nombreuses raisons à cela. L’une des plus importantes est que les décideurs correctement informés savent que le changement de vecteur en passant par le gaz hydrogène apporte des gains significatifs en termes de coût de transport et de stockage, de nature à gommer la perte de rendement.
Pour compléter les capacités de production et de transport existantes sur le territoire européen, et remplacer les énergies fossiles, il faudra développer de nouvelles capacités de production et de transport, qui ne seront pas toutes sur le continent. Or, le transport d’hydrogène (pipelines et maritime, hydrogène pur ou via différents vecteurs chimiques) coûtera 8 à 12 fois moins cher au MWh que le transport d’électrons selon de nombreuses estimations, et la fonction stockage sera forcément valorisée sur le marché de l’énergie dans un monde électrique largement renouvelable et donc très intermittent.
Lorsque l’on sait que les gisements ENR à plus forts facteurs de charge (ceinture du soleil, éolien offshore lointain…) qui restent à exploiter sont éloignés de tout bassin de consommation local et sans réseau de transport d’électrons pour exporter vers les territoires consommateurs, on comprend mieux pourquoi en Australie, en Amérique du Sud, en Afrique et au Moyen-Orient les projets de production d’hydrogène électrolytique se mesurent en centaines de milliards de dollars.
L’indispensable vision holistique pour comprendre pourquoi l’hydrogène
Aujourd’hui, dans le contexte du réchauffement climatique, ce qui compte à la fin c’est quel est le meilleur moyen d’amener au meilleur coût possible une énergie décarbonée jusqu’au consommateur final, en examinant la chaine de bout en bout. Le rendement y prend sa place, en termes économique (et il peut être amélioré par l’innovation), mais il n’est pas le plus important en réalité. Et donc, si l’hydrogène présente une meilleure efficience économique sur les fonctions transport et stockage par exemple, permettant de valoriser des gisements renouvelables non exploités, alors la perte de rendement n’est plus un problème indépassable. De toute manière, faut-il le redire encore et encore, le rendement n’a jamais été le facteur clef de succès dans l’histoire humaine de l’énergie, il n’est qu’un paramètre de coût parmi d’autres. L’hydrogène aura donc sa place dans la mobilité, et cette place ne sera pas une niche, loin de là… Le dernier mot reviendra aux utilisateurs, quand l’offre existera, car le besoin est là.